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Nouvelle: Do Mi Si La Do Ré

8 Décembre 2019, 14:42pm

Publié par Pascal Tresson

Nouvelle: Do Mi Si La Do Ré

Do mi si la do ré :

 

 

     Il tremblait un peu en introduisant la clef dans la serrure. Ce n'était pas le froid car le soleil brillait encore et une brise tranquille portait du jardin les derniers parfums de l'automne, entre rose et oeillet tardif, quelque chose lui rappelant les tisanes de son enfance. Il poussa la porte blanche au centre de laquelle brillait le numéro cinq en cuivre poli. Elle s'ouvrit sans bruit, l'accueillant largement. Hésitant encore, il frotta une seconde fois ses lourds souliers sur le paillasson de coco décoré d'un bienvenue en lettres jaunes sur fond vert, puis entra.

 

     Dès le seuil, il ôta ses chaussures pour ne pas salir. Il les posa délicatement près du porte-parapluies en porcelaine chinoise où des dragons rouges et bleus s'enlaçaient parmi des bonsaïs tourmentés. D'un coup d'œil, il consulta sa montre puis reporta son regard autour de lui. Aux murs étaient suspendues quelques reproductions de couleurs vives qu'il ne prit pas la peine d'examiner. Il avança vers la cuisine. Le réfrigérateur était vide, évidemment. Il se demanda ce qu'il s'était attendu à y trouver pour ce prix. Un léger bruit le fit sursauter. Il se retourna brusquement et soupira en constatant que le robinet de l'évier fuyait légèrement. Il aurait fallu le faire réparer; à moins que ce ne fût exprès. Près de la fenêtre ouvrant sur le jardin, il remarqua une petite éphéméride dont il ôta les feuillets supérieurs pour le mettre à la date exacte: mercredi 12 octobre 2021, le jour de son anniversaire; mais qui d'autre s'en souciait? La pièce dégageait, avec ses carreaux de faïence blanche sur le sol et les murs, une impression de propreté méticuleuse qui le gêna. Il sortit sans ouvrir les placards, vides eux aussi sans doute. Il laissa sa main traîner sur le rebord du buffet en merisier. Il aimait cette sensation à la fois douce et rugueuse. A en juger par la patine à cet endroit, il ne devait pas être le seul.

 

     Il se dirigea vers la salle à manger. Ses épaisses chaussettes de laine grisâtres glissèrent sur le parquet. Une odeur de cire fraîche flottait dans l'air; le robot de ménage avait dû encaustiquer le couloir récemment. La pièce principale de la maison paraissait vaste malgré les nombreux meubles qui la garnissaient, anciens, sombres et imposants. Le buffet de chêne massif occupait tout un pan de mur et ses portes grincèrent en s'ouvrant sur la vaisselle de porcelaine. Le cristal d'une flûte tinta joliment sous ses doigts et fit jaillir un arc-en-ciel miniature quand il la mira dans un rayon de soleil. Il s'assit à la tête de la longue table de ferme, comme s'il présidait un banquet. Puis, par jeu, il occupa chacune des hautes chaises qui la bordaient. Le carillon de la comtoise retentit au moment où il s'apprêtait à quitter l'endroit. Inquiet, il vérifia l'heure et régla sa montre sur l'horloge. Cela lui laissait deux minutes de plus qu'il ne pensait.

 

     La chambre l'accueillit par un épais tapis beige accordé au grège du tissu mural. Pas plus que dans les autres pièces les fenêtres à double vitrage ne laissaient passer les bruits de l'extérieur mais il y régnait un calme plus grand, une insidieuse invitation au repos. Du lit lui-même, consciencieusement bordé mais à demi-ouvert, émanait une odeur de draps frais. Un piège? Il ne put résister à l'envie de s'y étendre un moment. Il fit bien attention de ne rien déranger en s'allongeant. Le matelas moelleux se courba sous son corps mais il restait crispé, par peur de s'endormir. Il n'avait vraiment pas le temps de se le permettre.

 

   Se relevant à regret, il passa dans la salle de bain contiguë. La tablette au-dessus du lavabo portait tout un attirail de produits de rasage et de maquillage, des flacons aux couleurs moirées et des tubes un peu trop neufs. La baignoire émaillée luisait doucement, une serviette-éponge vert pâle soigneusement pliée sur son bord. Curieusement, il ne vit pas de gant. C'était le seul détail oublié mais cela le contraria. Il se dit qu'un bon bain ne lui aurait pas fait de mal mais il n'aurait pu en profiter à son gré. Il n'osa pas même se laver les mains ni aller aux toilettes. Le carrelage blanc des lieux le mettait mal à l'aise, encore plus que dans la cuisine. Un peu d'originalité eût été agréable, mais trop chère, bien sûr. Il se réfugia dans le salon.

 

     Les fauteuils et le canapé de cuir entouraient une table basse. La touche incarnat d'un bouquet de roses nouvellement coupées y prouvait une délicate attention. Un quotidien était posé sur un accoudoir. Il se contenta de feuilleter le journal car il n'avait plus guère le temps. De toute façon, rien ne l'intéressait: Mars, où on avait projeté d'installer des colonies, était définitivement inhabitable. Il se doutait depuis longtemps que ce n'était qu'un faux espoir parmi d'autres. Le reste consistait en "opérations de pacification" dans le Tiers-Monde, "maintien de l'ordre" à l'intérieur et querelles sans fin des politiciens auxquelles il n'avait jamais vraiment prêté attention, même à l'époque lointaine où il était encore un étudiant plein d'avenir! L'expression dessina un fin sourire amer sur son visage. Il avait fini par perdre sa carte d'électeur et ne l'avait jamais fait remplacer.

 

     D'un pas traînant, il retourna dans le vestibule. Il enfila lentement ses chaussures et fit un double nœud aux lacets. Il suivit à sa montre l'écoulement des dernières secondes, respira profondément et sortit.

 

     La lumière du couchant lui fit cligner les yeux. Près du guichet, la file s'allongeait. Vieux manteaux et parkas troués, godillots aux pieds mais mains propres; on les vérifiait à l'entrée. Surtout, sur les visages, la même lassitude sans espoir qu'on voyait désormais à toute la population, hormis les Proprios dans leurs villas inaccessibles protégées par les robots-flics, transmettant leurs consignes aux rares ouvriers des usines automatisées, loin à l'abri du no man's land, loin des squats et loin de la rue. Il croisa les regards envieux de ceux qui attendaient leur tour. Ils n'auraient pas tous le temps de passer aujourd'hui. Lui, il allait essayer d'économiser, encore et encore, pour se payer une nouvelle visite l'an prochain; s'il tenait jusque là. En attendant, cela lui ferait des souvenirs pour l'hiver. Ca l'aiderait à supporter les nuits glacées quand dormir signifiait ne plus se réveiller.

 

     Il regarda une dernière fois la façade où s'étalait en fer forgé le nom de la maison-musée: "Do-Mi-Si-La-Do-Ré". Puis il se mit en marche vers le soir et ses cartons dans son coin, près de l'ancienne gare routière, en espérant que personne n'avait profité de sa brève absence pour les lui dérober. Il remonta le col de son blouson. Soudain, il avait un peu froid.

 

Texte de Pascal TRESSON Illustration de Carl Frankinet

Tous droits réservés, les auteurs.

 

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